Les nuages s’étirent dans l’azur, la brise d’automne fait voler quelques feuilles jaunies devant le regard de Mai Ly. La valise à la main, elle se dirigeait à petit pas vers son nouveau foyer, de nouveaux patrons, il n’y que le travail qui n’est pas nouveau pour elle. Arrivée en vue de la haute bâtisse à trois étages où elle s’était adressé hier, il était déjà plus de quatre heures, au fond d’elle Mai Ly se sentait anxieuse et hésitante. Levant la tête, elle s’aperçut soudainement de l’enseigne qui se dressait et ne comprit pas du tout que voulait dire ces mots :‘’Qu’est-ce que c’est ? Kim-Cuong-Snack-bar ! Bar, qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’est-ce qu’on y vend ?’’. Elle pensait :‘’De toute manière, elle m’a embauchée pour garder son fils, le reste ne me regarde pas ; j’ai simplement besoin de travailler’’. Mai Ly ne sonna pas, elle se rendit directement à la petite porte de derrière la femme de service qu’elle avait rencontrée hier était là en train de laver les légumes pour préparer le repas du soir; la voyant Vú lui demanda :
- Vous êtes bien Mai Ly la jeune fille qui était venue hier, n’est-ce pas ?
- Oui, c’est cela. Pardon, madame est encore en train de faire la sieste , peut-être ?
- Oui, c’est cela, madame a parlé de vous ce matin.
- C’est bien vrai ? Vous pouvez me considérer comme une amie de votre fille, c’est plus facile.
- C’est vrai, c’est mieux que je vous appelle comme ma fille, d’ailleurs, je pense que ma benjamine doit avoir le même age que toi. Attends un instant, je me lave les mains et je t’accompagne à l’étage.
- Ce n’est pas urgent. Est-ce que je peux faire quelque chose pour vous aider ?
- Je suis en train de laver les feuilles d’épinard, je vais préparer pour ce soir un potage de légumes avec du poisson frit à la sauce piquante, est-ce que tu aimes ce plat ?
- Ce sont des plats que nous mangeons habituellement dans notre campagne, c’est ce que je préfère !
Au bout d’un moment, elle avait terminé son travail, Vú dit alors à Mai Ly :
- J’ai terminé, nous pouvons y aller si tu veux bien.
La femme n’avait pas encore la cinquantaine, c’est pourquoi elle allait très vite et monta prestement l’escalier. Elle s’arrêta devant une chambre, poussa la porte et dit à Mai Ly :
- Voilà ta chambre. Range-la et installe-toi. Quand la patronne sera levée , j’irai te chercher ou je te ferai appeler.
- Merci bien.
Vú tourna les talons et s’en alla. Resté seule, Mai Ly inspecta la chambre qui était en désordre; dans un coin, sur un sommier bancal, il y avait un vieux matelas défoncé, un oreiller jauni avec des taches d’humidité; il y avait aussi un moustiquaire troué. Mai Ly eut une pensés de consolation :‘’Si je pouvais demeurer en paix ici, ce sera aussi bien’’. Pendant qu ‘elle se mettait à ranger, elle essaya de se tranquilliser momentanément l’esprit. Le temps passa rapidement, il était déjà sept heures, du bas de l’escalier parvint l’appel de la femme de service :
- Mai Ly ! Descends vite au second étage, madame t’attend ! C’est au deuxième, la première porte à gauche, surtout n’oublies pas de frapper avant d’entrer !
- Oui, bien sur.
Mai Ly descendit et frappa deux coups légers; une voix lui dit d’entrer :
- Oui, tu peux venir, pousse la porte et entre !
- Bonsoir, madame.
- A quelle heure, es-tu arrivée ?
- Je suis arrivée à quatre heures.
- Est-ce que Vú a montré ta chambre ?
- Oui, c’est fait.
- Tu es satisfaite, n’est-ce pas ?
- Merci beaucoup, vous m’avez acceptée, c’est déjà un grand bonheur pour moi.
- Tu sais déjà ce que tu dois faire ?
- Oui, vous me l’aviez déjà expliqué, mais je n’ai pas encore eu l’occasion de voir votre fils ?
- En effet, il est encore en promenade avec son père, tu peux descendre à la cuisine dîner avec le personnel.
Mai Ly descendit rejoindre les autres membres du personnel de service. A son entrée, Vú la présenta :
- Tiens, Út ! Voici Mai Ly. C’est elle qui va désormais s’occuper de toi et t’amener à l’école.
Út regarda Mai Ly et se retourna pour demander à la femme :
- Dis-moi, Chị Mai Ly, elle ne va me battre ou me pincer !
- Qu’est-ce que tu racontes ?
- C‘est parce qu’avant il y avait Chị Bông, elle me pinçait et me battait tout le temps.
- Tu vas voir, je ne suis pas comme, Chị Bông. Je t’aimerai beaucoup, je t’emmènerai au parc zoologique voir les animaux et aussi au jardin botanique, tu pourras faire du manège ; ça te plait ?
- Ah, oui ! N’oublie pas de demander un peu d’argent à ma mère, je voudrais acheter aussi des cacahuètes pour les singes !
- Je te le promets.
En quelques secondes, Mai Ly a conquis le petit garçon qui voulut l’entraîner avec lui à l’étage :
- Viens avec moi en haut !
- Pourquoi faire ?
- Pour que je dise àmaman qu’elle te fasses dormir avec moi, dans ma chambre.
- Cela, ça va être difficile, parce que j’ai déjà ma chambre au 3è étage !
- Si ! Si maman ne veut pas que tu viennes dormir avec moi, je vais monter chez toi dans ta chambre, je ne veux pas dormir toute seul, j’ai peur du noir et des fantômes !
- Út, sois gentil, pas aujourd’hui si tu m’aimes un peu, tu me laisses faire, je viens juste d’arriver... si tu fais des caprices comme ça, ta maman ne va pas être contente et elle va me renvoyer !
- Ah bon ! Mais... j’ai seulement envie de dormir avec toi, tu peux venir avec moi dans ma chambre, si tu veux !
- C’est d’accord, on le fera bientôt ! Tu veux bien ?
- Bon, ça me va !
- Alors tu vas aller prendre ton bain, maintenant. Après le bain, il faudra se coucher tot et demain, je t’accompagnerai à l’école. Ah oui, demain à l’école comment vas-tu me présenter à ta maîtresse d’école et à tes copains, est-ce que tu sais et est-ce que tu peux me le dire ?
- Bien sur que je sais !
- Comment vas-tu me présenter ?
- A... a... ha, je vais dire que tu es ma sœur, ma grande sœur, ça va ?
- Très bien, ce sera très bien, tu vas voir comme je vais te dorloter, te chouchouter.. ! !.
Ils bavardaient comme cela pendant plus d’une demi-heure, il semblait que le petit garçon s’entendait bien et éprouvait quelque affection pour Mai Ly. Après avoir pris une douche, tout le monde se mit à table, puis le repas terminé chacun se retira pour aller se coucher. Mai Ly aussi pour la première monta dans sa chambre et les émotions aidant, elle sombra bientôt dans un profond sommeil.
Le soleil était déjà levé, Mai Ly était en train de plier son moustiquaire, dans la maison tout le monde commençait à s’affairer; seule, la patronne est encore endormie.
Du haut de l’escalier Mai Ly descend rapidement, en voyant Vú, elle interrogea :
- Vú ! Est-ce que vous avez de la pâte dentifrice ?
- Non ! Non je n’en ai pas, j’utile du gros sel, tu sais, c’est très bon pour les gencives, le sel les renforce.
- Ah bon ! J’ai oublié mon tube de dentifrice Hynos chez ma cousine.
- Alors, essaie voir avec le sel !
- Oui !
- Le matin, qu’est-ce que tu aimes prendre comme soupe ?
- Je prends ca qu’il y a , comme tout le monde.
- Alors va au bout de la rue Trần-Quý-Cáp il y a une marchande ambulante de soupe, tu en ramènes deux bols.
- Ouis, mais que dois-je dire ? Comment ?
- Tu lui dis simplement que c’est pour Kim Cuong Bar, elle est au courant.
- Oui, et puis... Út n’est pas encore levé ?
- Non, pas encore il ne se lève que vers 9 heures.
- Alors il ne va à l’école que l’après-midi ?
- Oui, c’est cela.
- Et où se trouve son école ?
- Pas très loin d’ici. Tu peux aller chercher les bols de soupe, ne restons pas là à papoter, j’ai faim !...
- J’y vais tout de suite. Oh, mais vous ne m’avez pas encore donné de l’argent pour payer ?
- Ne t’inquiète pas. Elle a une ardoise pour une semaine, quinze jours et la patronne lui paie à échéance.
- Bien, je vais y aller alors !
*
Les jours s’écoulent paisiblement jour après jour, cela fait bientôt deux mois pleins qu’elle est là. Mis à part, le fait qu’elle devait accompagner le petit garçon Út et aller le rechercher à l’école, quelques petits travaux ménagers... le travail n’est pas très conséquent, elle n’avait pas à se plaindre... Il est vrai qu‘elle est logée et nourrie pendant ces deux mois. Mais la patronne n’avait pas touché un mot au sujet de son salaire, elle n’osait pas lui en parler; pour le premier mois, c’est peut-être encore trop tôt pour réclamer, mais on arrive maintenant à la fin du deuxième mois et toujours rien... Mai Ly réfléchit, elle cherchait une solution pour demander le peu d’argent dont elle avait besoin ! Mais elle n’avait pas le courage de le faire, elle craignait qu’on ne la mit à la porte et alors comment faire ?!... Elle se décida à demander l’aide à Vú, elle saura comment il faut s’y prendre.
Ce jour-là, Mai Ly se leva de bonne heure, elle se rendit dans la pièce qui servait de cuisine le jour et de chambre à coucher pour la femme le soir, lorsque le nettoyage était terminé. Vú en se réveillant trouva Mai Ly assise près de son divan :
- Mai Ly, que fais-tu là ! Pourquoi es-tu levée si tôt ce matin ?
- Je n’arrive pas à dormir !
- Oh là, tu es amoureuse ?
- Mais non, vous le savez bien !
- Qu’est-ce qui se passe, tu es vraiment très matinale aujourd’hui ? Je t’ai trouvée un peu peinée et anxieuse ces derniers jours... Tu peux me dire ce que tu as sur le cœur, ne crains rien, vas-y, raconte ...!
- Euh... est-ce que vous pouvez rappeler à madame au sujet de mon salaire... Je suis vraiment très gênée en ce moment !
- Dès que je trouve la patronne de bonne humeur, je lui en parle tout de suite. Je me demande par contre si elle a eu sa pension du mois ?
- Vú ! vous parlez du patron ? Je ne l’ai jamais vu, je ne vois que le chauffeur qui vient prendre Ut à chaque fois !
- Mai Ly, ne pose pas trop de questions ! Un jour, j’aurai certainement l’occasion de t’informer de ce qui se passe, patiente... je te raconterai tout cela.
- N’oubliez surtout pas ce que je viens de vous dire, j’ai vraiment besoin de cet argent.
- C’est d’accord, ne t’en fais pas... je le ferai... dès que je peux !
Quelques jours passèrent encore, le temps d’attente était long, très long... Mai Ly attendait impatiemment le résultat des tractations.
Ce soir-là après le dîner, Mai Ly était remontée se coucher, elle était en train d’accrocher son moustiquaire, quand elle entendit Vú qui l’appelait d’en bas :
- Mai Ly ! J’ai ton salaire du mois !
- C’est bien vrai Vú, je vous en remercie beaucoup.
- Mais en fait... madame ne m’a remis que le salaire d’un mois, pour le reste elle verra le mois prochain.
Encore toute à la joie de la bonne nouvelle, la mauvaise renfonça Mai Ly dans son appréhension, elle avait espoir de recevoir mille deux cents piastres ! Elle ne se doutait pas que la patronne allait lui retenir tout un mois de salaire, elle ne comprenait pas : Comment se fait-il... chez les Tấn, dès la fin du mois, ils me payaient sans attendre et lorsque j’ai eu besoin d’argent pour payer le logement de ma mère, ils ont même avancé jusqu ‘à six mois de salaire...’’. Mai Ly réfléchissait avec beaucoup de tristesse et de l’incompréhension dans ses yeux. Vú voyant que Mai Ly sans prononcer une seule parole serrait fortement dans ses doigts les six cents piastres qu’elle venait de lui remettre... devinant ses pensées, la femme essaya d’adoucir la terrible déception de la jeune fille :
- Ne t’en fais pas ! La patronne est certainement gênée en ce moment et elle doit manquer de trésorerie en ce moment.
- Je le pense aussi. Tant pis, il vaut tout de même mieux en avoir la moitié que pas du tout !
- Tu as raison, je te laisse, bonne nuit.
- Je vous remercie encore.
- Ce n’est rien, dors bien.
La lumière mordorée du matin, douce et soyeuse s’étendait partout ce matin-là, les oiseaux chantaient à qui mieux mieux, dans un coin sous les toits , deux, trois couples de tourtereaux roucoulaient de tout leur cœur... pour les accompagner, des étudiants accordaient, eux aussi leurs violons ; le concert et ses musiciens improvisés enchantaient Mai Ly qui se sentait légère, oubliant tous ses soucis et ses ennuis. Elle cueillit quelques fruits bien rouges, sucrés et parfumés sur les branches protectrices de l’arbre au caviar. A ce moment-là, elle avait totalement oublié le nom d’un certain Hoàng qui s’est envolé en fumée parmi les nuages chassés par le vent. Sans trop faire attention, elle vit un petit véhicule à trois qui s’arrêtait à la porte du Kim-Cuong-Bar. Le véhicule portait tout un chargement de boissons, bières, coca-cola, des cageots chargés de bouteilles rafraîchissements... il y avait aussi deux grandes barres de glace qui servaient de glacières dans les pays chauds. Le livreur descendit et commença à transporter tout cela dans la maison. Mai Ly intriguée lui demanda :
- Monsieur, monsieur. Que faites-vous ? Est-ce ma patronne qui achèterait autant de boissons et ces deux grosses barres de glaçon, qu’est-ce qu’elle en fait... pourquoi faire ?
Le livreur charriait péniblement le chargement :
- Ce soir, c’est le jour de réouverture du Kim Cuong Bar, il a été fermé pendant six mois déjà. Mais vous, qui êtes-vous ?
- Moi, je travaille ici.
- Que faites-vous ?
- Je m’occupe du petit garçon Út.
- Ah bon, vous n’êtes pas ‘’gái’’ ici ?
- ‘’Gái !’’. De quoi parlez-vous ?
- Eh bien... eh bien, je croyais que vous êtes ‘’gái’’, c’est à dire hôtesse parce que vous êtes très jolie.
- Qu’est-ce que vous dites, je n’y comprends rien. Qu’est-ce que cela veut dire ?
- Ne cherchez pas à comprendre, il n’y a rien à comprendre.
Il continuait à marmonner :‘Elle n’est pas mal du tout cette fille !’’. Il lui recommanda en sortant :
- N’oubliez pas de fermer derrière moi, faites bien attention ! Si jamais, on nous piquait une ou deux caisses de bière, pauvre de moi , je perdrais tout mon capital, ce sera ma ruine.
- D’accord, ne vous inquiétez pas, je surveille.
Mai Ly demeurait perplexe, elle se disait :‘’A cette heure-ci, Vú va bientôt rentrer du marché !’’. Elle s’inquiétait :‘’Mais, comment se fait-il qu’elle soit si en retard aujourd’hui ?’’. Elle était encore en train de se poser maintes et maintes questions qu’un violent coup de klaxon la tira de ses réflexions, c’était la patronne :
- Mai Ly, viens vite aider à porter les affaires.
La voiture était chargée de victuailles de toutes sorte, il y avait même un cochon de lait laqué, un entier bien décoré sur un grand plat..
Vers la fin de l’après-midi, lorsque les rayons de soleil commençaient à s’en aller, quelques jeunes filles bien apprêtées arrivèrent , ainsi c’étaient elles les fameuses hôtesses couvertes de soieries, de belles poupées, des papillons chamarrés aux couleurs chatoyantes. Mai Ly souleva discrètement le rideau et jeta un coup d’œil :‘Ce sont elles ! Ce sont les filles ‘’gái‘’, les fameuses hôtesses dont m’avait parlé le livreur de boissons...’’.
Mai Ly était encore une toute jeune fille qui ne savait pas encore faire valoir ses atouts par un savant maquillage, de belles soieries et autres artifices bain féminins... elle voulait seulement tout voir par curiosité pour ce monde qui lui était jusqu‘à présent totalement inconnu. La fumée de tabac emplissait la pièce, la noyant dans une brume indicible irisant de mille feux les lumières colorées des feux de la rampe une musique tantôt douce, tantôt dynamisante qu’on appelle rock-and-roll amènent la civilisation d’ailleurs, celle de l’occident et du continent américain.