Trois années s’étaient écoulées depuis que Mai Ly était accueillie au milieu de la famille et ses membres madame Nhung, Cúc, les deux enfants Việt, Mỹ. L’amour familial était calme et serein, tous les soirs, Mai Ly continuait sa scolarité...
Mai Ly atteignait maintenant ses seize ans. La jeune fille commençait à poindre en elle comme un bouton en fleur : la tendre jeune fille avec sa longue chevelure souple, sa taille souple, un corps de félin. Sa beauté était simple, naturelle mais déployait déjà tout son attrait. Les yeux d’une douce mélancolie, un sourire laissant entrevoir des dents blanches, bien rangées, une petite poitrine agressive qui commençait à pointer, des jambes et des mains fines... tout ce charme ne laissait pas indifférents les garçons du voisinage qui ne manquaient jamais une occasion pour harceler la jeune fille. Dans la maison, il y avait déjà le fils de la maison qui ne manquait lui aussi de remarquer la transformation du chrysalide. En toute innocence, Mai Ly continuait à rire et à plaisanter avec Cúc et les jeunes du voisinage sans aucune contrainte. Dans la famille, les deux femmes de service se mettaient du côté de Hoa pour jalouser Mai Ly. Elles inventaient sans arrêt des prétextes pour rapporter à madame Nhung et essayer de détruire l’affection que celle-ci portait à Mai Ly. Un jour, Hoa allait jusqu‘à dire à sa mère :
- Tu sais, Maman, l’autre jour Mai Ly en allant au marché s’était mis un peu d’argent à côté et elle avait même piqué dans le portefeuille !
Madame Nhung savait parfaitement à quoi s’en tenir :
- Vous êtes toujours là à me dire que Mai Ly est comme ceci ou comme cela, qu’elle fait ci... qu’elle fait ça ! Elle. Par contre elle ne me dit jamais rien sur toi. Arrête, ne sois pas envieuse, elle est orpheline. Vous devez compatir à sa situation et ne pas la critiquer, la jalouser ?
Mai Ly savait aussi qui avait de l’affection et qui n’en avait pas, mais elle n’en avait rien à faire... Parce que madame Nhung, Cúc et les enfants Việt, MÏ lui témoignaient de l’affection sans réserve, cela suffisait amplement à la contenter. De plus, en fin de semaine monsieur Tấn venait chercher Việt, Mỹ et Mai Ly pour les ramener à Xóm-Củi. De temps à autre, madame Tấn l’amenait faire les courses, lui achetait de beaux habits et lui donnait généreusement pas mal d’argent de poche. Autant d’affection, Mai Ly se sentait heureuse et comblée comme la fille d’une riche famille. De plus, elle ne se souvenait même plus de ce qu‘elle avait enduré auparavant dans sa proche parenté, frère et tante...
*
Puis un soir, à l’heure du dîner, Thành était resté à la maison pour travailler. Madame Nhung envoya Mai Ly le chercher, Thành sortit sur le seuil, sans aucune explication il entraîna Mai Ly à l’intérieur et prêtsement ferma le verrou. Thành voulut l’enlacer, mais Mai Ly tremblante de peur avait réussit à s’échapper et se réfugia dans la pièce de derrière, Thành la rattrapa et la bloqua sur le lit. Mai Ly se débattait tant et plus mais Thành avec sa stature et sa force de jeune homme n’avait aucun mal à la maîtriser, Mai Ly était impuissante : - Que m’arrive-t-il, c’est fini de moi ! Je vais perdre ma virginité, ma vie ! Thành arracha les boutons révélant une poitrine toute fraîche, il allait continuer sa forfaiture... Grâce au ciel, il y a Cúc qui appelle à la porte :
- Thành, Mai Ly ! Venez dîner, tout le monde vous attend là-bas à la boutique !
Thành se leva vivement pour aller ouvrir à sa sœur :
- D’accord, on arrive tout de suite, Mai Ly et moi.
- Dépêchez-vous, vous faites attendre tout le monde !
- Oui, oui... on arrive !
Thành revint dans la pièce, voyant Mai Ly en train de remettre de l’ordre dans ses vêtements, il proféra des menaces :
- Tu as intérêt à garder le silence, si tu dis quoi que ce soit à ma mère, je n’hésiterai pas à te tuer... !
Sans un mot Mai Ly se rendit à la sortie. Thành prit les clés et lui ouvrit la porte. Tremblante, Mai Ly se précipita vivement vers la boutique encore sous le coup de l’émotion et de la peur. Quant à Thành il était calme et tranquille comme si de rien n’était... Madame Nhung trouva Mai Ly bizarre, apeurée...:
- Mai Ly ! Que se passe-t-il ? Tu es toute tremblante, qu’est-ce qui t’arrive ?
Mai Ly secoua la tête, les larmes aux yeux ; ne pouvant plus se retenir, elle se s’enfuit se réfugier à l’arrière-cour et sanglota désespéremment. Cúc se précipita derrière elle, cherchant à l’interroger. Mais Mai Ly continuait à secouer la tête sans rien vouloir dire. Cúc la ressait de parler :
- Dis-le moi, je ne le répéterai à personne, je te le jure !
- Non, pas maintenant, pas encore. C’est affreux, j’ai vraiment peur, c’est terrible !
Cúc ne comprenant rien à ces paroles, essayait malgré tout de consoler son amie :
- Viens alors, allons dîner, tiens voilà maman qui vient nous chercher !
- Que se passe-t-il Cúc ? Mai Ly, pourquoi pleures-tu ? Viens, allons dîner, une bonne nuit de sommeil et puis on s’expliquera demain matin... on trouvera une solution, il ne faut pas t’en faire à ce point !
Mai Ly céda aux paroles de madame Nhung en ravalant ses larmes :
- Oui, madame j’arrive, je viens tout de suite...
Mai Ly avait la gorge nouée, elle n’arrivait pas à avaler la moindre bouchée mais se forçait tout de même à garder sa contenance devant madame Nhung. Le repas terminé, elle rentra chez elle avec les deux enfants Việt, Mỹ ; les enfants intrigués par les larmes de Mai Ly s’inquiétaient :
- Dis-nous, oncle Thành, il t’a battue ?
- Non, pas du tout.
- Pourquoi tu pleures alors ?
- Ne vous inquiétez pas, il faut dormir maintenant parce qu’il y a école demain.
- Toi aussi, tu dois dormir ; tu ne dois plus pleurer, nous t’aimons beaucoup.
- Si c’est comme ça, vous devez dormir tout de suite et ne plus poser de questions !
pendant que les deux enfants dormaient tranquillement, l’esprit et le cœur bouleversés Mai Ly se disait :‘’Que dois-je faire maintenant ! Je dois absolument m’en aller... partir, je ne peux demeurer plus longtemps ici ! Cette famille m’a donné tant d’affection et de bonheur. J’ai perdu cette quiétude et cette sérénité. Depuis trois ans, que de bons souvenirs, tant d’affections de la part de madame Nhung, sa fille Cúc, monsieur, madame TÃn, les deux enfants ViŒt, MÏ, voisinage, amis... Tant pis, c’est le sort, le destin qui le veut ainsi. Je dois m’en aller. Mais où ? Où puis-je aller ?’’. Toute la nuit, Mai Ly ne cesse de tourner et retourner la question, sans pouvoir trouver le sommeil... :‘’Que faire, où aller, chez qui ? ... Retourner à Bình-Chánh chez mon frère ? Impossible, totalement impossible ! ... Ah ! Et si j’allais chez ma mère ? La petite masure où elle loge actuellement à Xóm-Đầm c’est grâce à mon argent, l’argent de ma paie que je lui avais donnée , il y a plus d’un an déjà, pour acheter la petite bicoque; c’est là où je dois aller, je vais retourner chez ma mère...’’. Mai Ly a enfin trouvé la solution. Elle se sentait calme et déterminée. Une semaine s’écoula; un soir, après le repas Mai Ly aperçut madame Nhung en train de lire le journal au salon, elle s’avança tout doucement. Madame Nhung l’apercevant s’étonna :
- Tu n’es pas encore couchée ? Les enfants sont déjà endormis ?
- Oui madame, les deux enfants sont en train de dormir, permettez que je m’entretienne un petit instant avec vous !
- Que se passe-t-il, mon enfant ?
- Voilà, voilà... madame !
Mai Ly retenait à grand’peine ses larmes, les mots s’étranglaient dans sa gorge, madame Nhung l’aidait :
- Dis-moi ce que tu as sur le cœur, n’aies pas peur !
- Voilà, madame, permettez-moi de prendre... donner mon congé la semaine prochaine !
Madame Nhung lentement enleva ses lunettes, les posa avec le journal sur la table. Elle tira Mai Ly à elle, et lui dit:
- Assieds-toi là, reprends ton calme et racontes-moi pourquoi tu veux donner ton congé sans attendre que Chị-Tu vienne, puis nous en discuterons ensemble ?
- C’est parce que j’habite ici avec vous, alors je voudrais avoir d’abord votre consentement, puis je vais ensuite le demander à Chị-Tu après.
- Oui, mais pour quelle raison. Y a-t-il quelqu‘un qui te fait des misères, qui te traite mal ?
- Non, non madame. Personne ne me traite mal. Je demande mon congé, parce que... parce que j’ai envie de donner mon congé !
- Très bien, si tu le veux vraiment, je dois accéder à ton désir, mais les deux enfants Việt et Mỹ t’aiment beaucoup. Si tu t’en vas, ils seront bien malheureux !
- Je sais, je les aime aussi beaucoup tous les deux, mais je ne peux vraiment pas faire autrement. Durant ces dernières années, vous m’avez donné votre affection comme à votre propre fille, vous vous êtes occupée de moi, vous m’avez guidée, je suis malheureuse de devoir vous quitter, mais je ne peux pas faire autrement...
C’en est trop, les larmes coulèrent le long de ses joues, larmes amères que Mai Ly silencieusement effaça lentement du revers de la main. Madame Nhung témoin de cette douleur, ne peut que caresser la chevelure de jais et soupira :
- Vas, mon enfant, il est déjà tard, vas te coucher.
- Merci, madame, je vais y aller.
- Ne penses plus à rien, tâches de dormir un peu, ne pleures plus, je vais m’occuper de tout.
Mai Ly se sentait rassurée, elle avait pu enfin s’exprimer, allongée à côté des deux enfants Việt, Mỹ, elle se sentait triste, triste de devoir quitter ce nid douillet où elle avait trouvé bonheur et réconfort.
La semaine s’écoula trop vite, demain c’est le dernier jour, Mai Ly va devoir s’en aller, elle se dit : - Malgré tout, je dois tout raconter à Cúc, quoiqu‘il en soit c’est ma confidente... Cúc est aussi mon amie, elle me comprend mieux que personne. Le lendemain soir, après le repas habituel du soir, Mai Ly chuchota à Cúc :
- Dis Cúc ! Tout à l’heure , quand tout le monde sera endormie, vas m’attendre au salon...
- D’accord !
Dix heures du soir passées, toute la maisonnée était endormie, silencieuse, Mai Ly descend à tâtons suivie par Cúc ; arrivées dans le salon, elles se blottirent toutes les deux derrière l’autel des ancêtres, plongées dans le noir... Mai Ly commença :
- Tu sais Cúc ! Nous devons nous dire adieu, je m’en vais demain !
- Oui, je sais, maman me l’a dit, je suis très triste mais je n’osais pas te le demander, maman m’a bien recommandé de ne pas t’en parler, elle pense que tu es triste mais comme tu ne veux pas dire , elle va essayer de tout faire et que tu finiras par rester avec nous.
- Réellement ! Elle m’aime vraiment beaucoup, mais je t’assure, je dois partir, c’est décidé !
- Où vas-tu aller. Est-ce que tu as une autre place ?
- Non. Je n’ai pas d’autre place, je vais rentrer chez ma mère dans le quartier de Xóm-Đầm.
- Si c’est comme cela, passes nous voir de temps en temps quand tu peux !
- Certainement, c’est promis !
Mai Ly leva ses yeux, concentra son regard sur le plafond pour cacher sa peine . Cúc la comprit, les deux jeunes filles s’étreignirent en pleurant dans la nuit. Mai Ly raconta à son amie la souffrance enfouie dans son cœur.
Le lendemain... dimanche, Mai Ly rangea ses affaires dans la petite valise. Munie de son bagage, elle se rendit à la boutique pour prendre congé de tout le monde, madame Nhung et toute la famille. Au même instant, arrivait madame Tấn, elle était déjà au courant quelques jours auparavant par sa mère. Voyant Mai Ly, elle lui proposa :
- Dis Mai Ly, je suis en voiture aujourd’hui, nous allons d’abord aller déjeuner puis nous rentrerons chez moi à Xóm-Cûi, je réglerai tes gages, et je te ramènerai ensuite chez ta mère.
Mai Ly fit simplement remarquer à madame Tấn :
- Merci beaucoup, madame, mes gages ont été déjà réglées par votre mère.
- Non, je dois encore les rectifier, tu veux bien ?
- C’est comme vous voulez, madame.
Il était déjà plus de dix heures, madame Tấn appela Việt et Mỹ, leur demanda d’aller dire au revoir à tout le monde, elle fit de même, puis tout le monde s’engouffra dans la voiture, stationnée un peu plus loin à cause du marché du matin de Thị-Nghè; c’était une très belle voiture de marque Simca année 1960 de couleur ivoivre. Pour la première fois de sa vie, Mai Ly prenait place dans un véhicule aussi luxueux. Pendant toutes ces années passées à Thị-Nghè, elle avait été considérée par madame Nhung comme sa propre fille. Aujourd’hui Mai Ly a atteint l’âge adulte, elle a une belle allure, bien habillée comme toute jeune fille de bonne famille. Bien des fois, elle oubliait quelle était sa vraie condition, juste une petite bonne d’enfants ! Madame Tấn aussi bien que madame Nhung, l’avaient toujours bien considérée et traitée comme quelqu‘un de la famille. Durant ces trois années, elle avait oublié toutes les méchancetés, décrépitudes dont elle avait été assaillies au cours de ses périgrinations dans les différents foyers de la parenté. A la pensée qu’elle allait pouvoir retrouver sa mère qui allait lui donner tout son amour, Mai Ly se sentait pleinement heureuse de son sort.
La voiture était arrivée dans la rue Nguyễn-Tri-Phuong - Chợ-Lớn, madame Tấn la tira de sa rêverie :
- Nous sommes arrivés, Mai Ly, à quoi penses-tu , pourquoi es-tu si triste ? Việt, Mỹ, toi aussi Mai Ly, il faut descendre de voiture pour qu’on puisse aller garer la voiture.
Madame Tấn conduisit Mai Ly et Việt, Mỹ dans le restaurant Vị-Huong pour attendre monsieur Tấn... Lorsque tout le monde fut installé à table, madame Tấn dit :
- Nous allons manger aujourd’hui des cailles et des pigeons rôtis avec des légumes verts sautés. On va bien se régaler et puis demain, nous irons en villégiature à Dalat.
Mai Ly était prise au dépouvu, surprise, elle ne comprenait pas grande chose : - Mon Dieu ! Que dit-elle ? Naturellement, elle n’osa pas émettre la moindre objection.
Les plats servis, madame Tấn s’occupa personnellement de tous les convives : elle-même Mai Ly, les enfants Việt, Mỹ et monsieur Tấn. Madame Tấn est une toute jeune femme qui atteint à peine la trentaine, mais diligente extrêmement attentionnée en toutes choses Mai Ly le remarqua et avait une très grande admiration pour la personnalité de la jeune femme. Elle se promit de prendre exemple et de se comporter de cette manière plus tard : - Si j’ai la chance d’avoir un mari de ce genre, il faudra que j’ai un comportement aussi élégant et raffiné que celui de madame Tấn ! Le repas au restaurant chinois était plus riche et fastueux que d’habitude. Monsieur Tấn les reconduisit ensuite tous à Xóm-Củi. Arrivés à la maison, madame Tấn demanda à Mai Ly :
- Mai Ly ! Veux-tu rester avec nous quelques jours de plus, nous irons passer ensemble quelques jours de vacances à Dalat.
- Oui, si vous voulez bien.
- Bien, allons prendre quelques lainages, car il se peut qu‘il fasse froid à Dalat ; le temps est parfois assez frisquet.
Mai Ly était très contente de rester, mais elle se posait des questions : - C’est étrange ! Madame Tấn voudrait-elle me garder ? Mais les enfants Việt et Mỹ vont à l’école de Thị-Nghè. S’il fallait rester ici, je voudrais bien. Mais s’il fallait retourner à Thị-Nghè alors ce n’est pas possible, je dois alors m’en aller !